La tête légèrement
renversée en arrière, les paupières closes,
les doigts de Liu Fang caressent, pincent ou frottent les quatre
cordes de son instrument avec passion. Lorsqu'elle joue du pipa,
la musicienne chinoise remet 2000 ans d'histoire en jeu, 3000 lorsqu'elle
passe au guzheng. Les répertoires n'ont cessé de s'enrichir
depuis ces époques mais ils furent également amputés
par les guerres et, plus récemment, par la révolution
culturelle des communistes chinois qui voulait faire table rase
du passé.
Avec
une sensibilité à fleur de peau et un sens dramaturgique
sans égal Liu Fang va d'une mélodie datant de l'ère
des Han à une pièce contemporaine, en faisant étape
vias un air à danser du peuple Yi, qui vit dans la province
du Yunnan d'où elle est native. Ses bras se déploient
autour de sa pipa comme les ailes d'un cygne qui veut s'envoler
sur un lac. Ses gestes sont majestueux et précis. En l'observant
on devine l'amour qui l'unit à la musique, on ressent l'unissson
qui résonne entre son être, l'instrument et surtout
on partage son profond plaisir.
Après quatre pièces interprétées de
son luth, elle défait les médiators que des rubans
adhésifs maintenaient attachés aux doigts de sa main
droite pour en utiliser d'autres mieux adaptés au jeu sur
la cithare guzheng. Elle exprime la nature avec une douceur infinie,
de la main droite elle fait vibrer la note qu'elle modifie de la
gauche en appuyant sur la corde ou en effectuant un glissando. Liu
Fang amène la musique au bord du silence provoquant dans
la salle une attention extrème. Avec ce vénérable
instrument elle traverse des répertoires parfois éloignés
de dizaine de siècles sans créer de rupture tant son
interprétation subtile doit à sa personnalité.
Elle
termine son récital au pipa et après deux mélodies
légères et bucoliques, aborde un chef d'oeuvre du
répertoire martial. "Le roi de Chu se défait
de son armure" est une oeuvre difficile et une spectaculaire
évocation d'un combat chevaleresque. La frêle jeune
femme et son instrument réveillent sans peine les samouraïs,
lancent les chevaux au galop et les flèches enflammées.
La salle est plongée au centre des combats et Liu Fang en
ressort sous un tonnerre d'applaudissements. Rares sont les artistes
qui lient avec autant de simplicité la virtuosité
technique et une sensibilité sans bornes.